Le suicide (assisté et collectif) a tellement la cote que les gueux ne peuvent pas saisir son concept naturellement. Nous avons déjà bénéficié l'an dernier, à la même période de l'année, d'une tentative de campagne pro-suicide par M. Jean-Jacques, le médiateur des idées sublimes traduisant pour le peuple. Je remarque d'étranges similitudes dans l'orchestration de ces publicités pro-mort, et j'aime partager ma joie. L'enjeu de ce débat est très grave. Il s'agit de rendre quotidien cet exemple issu de la Grammaire française et impertinente :
"Il conduit avec prévenance sa délicieuse vieille maman impotente chez le vétérinaire pour la faire piquer".(1)
Il est certain que ce ne sont pas avec des phrases de ce genre qu'on arrivera à faire avancer les choses. Il faut des histoires plus sympathiques, un peu plus humaines.
Alors on recommence, avec les mêmes ingrédients-choc, de préférence en automne, quand les gens sont un peu plus déprimés et puis... On enveloppe le vilain suicide d'une histoire d'amour à faire pleurer dans les chaumières. Voici le résumé, en quelques mots:
deux vieux gauchistes entre qui l'amour est si parfait qu'ils ne peuvent plus supporter de vivre. Deux vieux romantiques pour qui l'Amour est la valeur absolue, au nom de laquelle ils se tuent...
Se tuer ensemble, tous ensemble, c'est moins triste que d'être retrouvé pendu tout nu, seul au petit jour, au milieu de sa chambre. Et l'argument "tu meurs, je meurs": plus fort? tu meurs !
J'ai parlé plus haut d'exemples frappants. M. Jean-Jacques Bourdin en avait donné un, fondé sur la même intrigue de l'amour plus fort que la mort. Son couple choisi avait, lui aussi, tout prévu, en chargeant leur sentimental bourreau de raconter l'"événement" à M. Bourdin. Ils avaient été comparés à Roméo & Juliette et le bourreau avait pris les accents de Shakespeare. C'était tragique à vous donner le hoquet. Tout ça pour ça me demandez-vous? Mais oui, madame.
Or, un exemple frappant est encore plus charmant lorsqu'il est libre-penseur, disciple de Jean-Paul Sartre et cofondateur du Nouvel Observateur : j'ai nommé André Gorz (et sa femme Dorine). Gorz est écrivain de talent, en plus d'avoir été reporter et philosophe brillant. Son suicide parachève donc une vie courageuse de méditation intellectuelle. Nul doute que son geste final est le fruit de longues réflexions morales (2). "Libé" nous fait un extrait promotionnel de sa dernière Lettre à D., publiée il y a un an déjà:
Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble.
Mais de quelle espèce est leur paradis?... Un paradis de papier, sans doute, puisque, dans ce torchon on ne parle pas tant d'André que de son oeuvre... Voici que le suicide confirme le chef-d'oeuvre, rangeant le livre au rang de prophétie. "Vraiment, cet homme était un visionnaire! Il avait prévu sa mort"... Au Panthéon de l'Education nationale, il gagnera une renommée pour l'éternité. Lorsque l'euthanasie sera l'élément clé du meilleur des mondes après avoir été présentée comme un moindre mal, on proposera aux candidats du bac des écritures d'invention ayant pour thème et mission de "glorifier l'Homme nouveau, qui avait posé, par un acte symbolique, un choix existentiel sur fond nauséabond de judéo-christianisme. Soutenez votre point de vue par des anecdotes de fins de vie volontaires dans votre entourage."
Hormis les hurlements d'admiration unanimes des commentaires de Libé, tous réglés sur le même mode, on pourrait tout autant s'exclamer: "Quel courage de planifier sa mort !" Certes, n'est-il pas plus rassurant de quitter cette terre en sachant qu'on parlera de nous à la Une de libération et du monde en simultané, que l'on sera décrit comme un amoureux des temps modernes au moment de la mort?...
Ce qui sera peut-être moins héroïque, c'est lorsque ce genre d'actes se démocratisera, se légalisera. Le choix même de rester en vie se réduira, les éloges seront... inexistants...
J'en veux pour preuves ces paroles prophétiques de M. Jacques Attali. J'écris "prophétiques", mais le terme "planifiées" serait plus approprié, bien que moins poétique... M. Jacques Attali, donc, nous offre ces belles phrases dans son livre tout aussi charmant, l'homme nomade, 2005 (Ed. Livre de Poche).
L’euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures dans tous les cas de figure. Dans une logique socialiste, pour commencer, le problème se pose comme suit : la logique socialiste c’est la liberté, et la liberté fondamentale c’est le suicide ; en conséquence, le droit au suicide direct ou indirect est donc une valeur absolue dans ce type de société.ou encore,
Dès qu’il dépasse 60/65 ans, l’homme vit plus longtemps qu’il ne produit et il coûte alors cher à la société ; il est bien préférable que la machine humaine s’arrête brutalement, plutôt qu’elle ne se détériore progressivement.Il en a assez dit, non? P
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(1) Dans cette même Grammaire française et impertinente, parue chez Payot, on trouve des exemples aussi charmants que: "Frankeinsten, Dracula, Landru, Pie XII, Al Capone sont des noms propres". "Bernard a cassé tous les vitraux de la cathédrale de Chartres avec sa fronde". "Au rallye des landaus, beaucoup de pneus et de bébés ont crevé". "Même le suicide de sa mère ne parvint pas à le dérider" "Pardonnez-moi, je suis pressé, je dois assassiner ma mère". "Le chauffeur routier a souri au bambin après l'avoir ecrasé avec son camion". "Beurk! c'est vous qui avez fait ça, demanda le médecin à la jeune accouchée en lui présentant son bébé." "Sais-tu, petit fripon, que tu viens de tuer ta grand-mère?
Bref, ces exemples rendent amusants et sympathiques le suicide, l'euthanasie, l'avortement, le meurtre, etc. C'est aux enfants à qui ce livre est destiné... Ces exemples sont cités dans le livre très instructif, et très bien écrit, de Vladimir Volkoff: Petite histoire de la désinformation, Ed. du Rocher., 1999, p.166.
(2) Jadis, les gens qui planifiaient leur suicide étaient considérés comme des obsessionnels sinon des fous (préjugés que tout cela!). Ainsi l'auteur du manuscrit trouvé à Saragosse, Potocki, avait poli sa balle de revolver pendant très, très longtemps, avant de se la tirer dans la gorge.