23/06/2007

Le Journal d'une Antiquaire


Yvonne de Brémond d'Ars


Yvonne de Brémond d'Ars (1894-1976), grande antiquaire du siècle passé, que sa boutique du Faubourg Saint-Honoré rendit internationalement célèbre, fut aussi une femme de lettres renommée. Sous son véritable nom, elle publia son Journal d'une Antiquaire, relatant en plusieurs tomes, les coulisses de son métier, s'adonnant avec enthousiasme à des descriptions détaillées sur les objets de son amour: les antiquités.

Yvonne de Brémond d'Ars se met en scène aux prises avec des clients fantasques, auxquels elle vient le plus souvent en aide. Il s'agit, dans la plupart des cas, de gens faibles, que leur passion mène à la ruine. Ainsi, le comte Darius du Château fantasque est un fou, obsédé par l'idée de découvrir le trésor qu'un ancêtre du XVIIIe affirme dans un testament, avoir laissé dans un endroit introuvable de son château. Pour cela, Darius a saccagé tous les meubles:

Il n'y a plus âme qui vive dans ce château démantelé par une fureur de destruction plus terrible que celle des révolutionnaires (...). Est-ce seulement du passé que ces démolisseurs ont voulu tirer vengeance? Ce n'est pas impossible. La haine du passé, cela existe chez certains êtres incapables de le comprendre.

L'auteur, à la différence des ces barbares sentimentaux, aime le passé, et tout particulièrement l'art du XVIIIe siècle, dont elle a fait la spécialité de son métier. Il n'est qu'à parcourir les pages de ses livres pour se rendre compte que cet amour est une véritable passion. Cette passion à l'origine de sa vocation d'antiquaire est née de l'observation de l'art de la gravure, nous explique-t-elle. Non seulement l'art fait voyager dans le rêve, mais en outre il révèle des détails de l'histoire insoupçonnés. Paul Letasté, le héros de La dernière Carte, partage avec elle cette passion des estampes et gravures. Elle écrit à son propos:

Il me fit un jour cette remarque qui me frappa: « Certes les peintres du XVIIIe siècle ont, à leur manière, décrit la société dans laquelle ils vivaient, les grands personnages de la Cour, comme la vie familiale de chacun. Mais l'univers de l'estampe est infiniment plus riche que celui du tableau. Le graveur est, par sa technique même, plus près de la vérité que le peintre, par son souci minutieux de l'exactitude. Le burin fouille le décor ou le visage jusque dans des détails où le pinceau ne peut atteindre. »

Paul Letasté est un collectionneur avisé, certes, mais sa passion du détail et de l'histoire ne lui font-ils pas manquer l'essentiel d'une oeuvre, à savoir ce qu'elle a d'intemporel? On peut en effet connaître l'art et n'y rien comprendre... Beaucoup de personnages peints par Y. de Brémond d'Ars ne savent pas voir l'art. Des nouveaux riches, par exemple, ne s'enquièrent d'un mot qui leur est inconnu ("intimiste"), que pour le répéter dans un dîner (dans Le Cadeau du Roi).

C'est après un trésor que Paul Letasté court lorsqu'il épouse sa pupille Stella, de trente ans plus jeune que lui. L'antiquaire narratrice, chargée dans l'intrigue de remeubler l'appartement parisien pour la jeune Stella, prévient celle-ci :

Acquérir des objets est sans doute un moyen de préserver sa fortune, mais c'est aussi le désir de réunir ces objets pour leur beauté, leur valeur artistique, enfin pour le plaisir qu'on éprouve à en être entouré. Voyez votre mari, madame. Croyez-vous qu'il collectionne les estampes les plus rares et les plus belles en pensant seulement à ce qu'elles vaudront un jour? Non, il agit pour la joie des yeux et de l'esprit. De même, on tombe aussi bien amoureux d'une commode ou d'un bureau du XVIIIe que d'une femme. Cela est si vrai, que pour conquérir ce qu'il convoite, celui qui est touché de cette grâce n'a que le désir de la possession.

C'est cet aspect de l'amour traité par Yvonne qui va nous intéresser ici: en quoi peut-on comparer l'amour de la beauté et de l'Art, à l'amour tout simplement?


Sortie tout juste du couvent, sauvée par Paul Letasté de la misère financière, Stella ne saurait s'aveugler sur ses propres sentiments et confondre la reconnaissance et l'amour. Paul Letasté, qui est un magnat des affaires et en conséquence, un homme rusé, a trouvé le moyen de s'attacher cette perle rare : le jeu.

Paul Letasté [...] lui a [...] lui-même insufflé l'esprit du jeu pour la détourner d'autres tentations, auxquelles livrée à sa jeunesse et à sa curiosité, elle ne résisterait peut-être pas.

Sans doute Stella est-elle heureuse lorsqu'elle joue au casino et éprouve-t-elle l'impression de satisfaire sa passion, mais ne peut-elle pas se rendre compte que le jeu est un « véritable philtre » et qu'elle n'est elle-même que « l'instrument docile de cet enchanteur pervers »?

Veuve, Stella continuera à jouer, vendra ses meubles pour satisfaire cette détestable passion... Mort ruiné, non par le jeu de Stella, mais par une mauvaise gestion de ses affaires, Paul ne lui laissera en héritage que la passion du baccara et l'avènement d'une ruine imminente. L'antiquaire Yvonne reste en contact avec Stella et accepte de lui racheter ses meubles. Hélas! cette vente ne sert qu'à rembourser les dettes de jeu que Stella a contractées... Or, suite à l'évocation d'un « modeste immeuble de rapport du Ve arrondissement (...) de la porte Dauphine » dont Stella est propriétaire, la narratrice dresse l'oreille. Des vestiges d'enfance du Paris bohème de la Belle-Epoque lui reviennent en mémoire. Et soudain, l'antiquaire se souvient! son père avait un ami peintre dont la maison près de la porte Dauphine renfermait un atelier:

Je revoyais ce géant barbu à l'oeil bleu et rieur, tirant de grosses bouffées d'une pipe de mérisier. Il nous avait raconté qu'un matin d'été où il rêvassait devant le mur de son atelier, l'idée lui était venue, à lui qui ne faisait guère que des potraits, de couvrir cette surface avec une fresque. Il ôta les toiles accrochées et, s'inspirant librement des motifs d'un vase grec qui trônait sur une console, se mit à peindre avec frénésie une chevauchée fantastique où des Pégases, volant en tous sens, étaient enfourchés par des bacchantes.


Ayant suscité l'indignation des propriétaires suivants, cette fresque fut soigneusement cachée à l'aide d'une cloison de bois. Mais, grâce à l'intuition artistique et à la mémoire prodigieuse de notre auteur, Stella pourra sans nul doute être sauvée de la ruine... et un chef-d'oeuvre inconnu sera découvert ! Quelques jours plus tard, Stella et l'antiquaire assistent donc au «renflouement» de la fresque, ou peinture murale. Un richissime collectionneur hollandais est contacté; sitôt venu sur place, il achète. Il décide de transporter ce chef-d'oeuvre chez lui à Delft, mais pour se faire, l'arrachage par un restaurateur est nécessaire. Le collectionneur possède un restaurateur rien que pour lui, il s'appelle Edouard Boris: « c'est un véritable artiste que nos musées ont en grande estime », dit-il. Lorsqu'E. Boris arrive pour apprécier l'oeuvre d'art, c'est le chamboulement pour Stella. Parlant de la fresque comme d'un chef-d'oeuvre, avec une éloquence qui la charme, Edouard Boris tire Stella de sa pénombre. Lorsqu'il parle de l'oeuvre, ne parle-t-il pas d'elle aussi? Celle-ci se confie bientôt à l'auteur : « J'ai été frappée par certains mots qu'il a prononcés et par l'accent un peu mystérieux qu'il y a mis. [...] Ces mots ne me seraient pas venus à l'idée. Maintenant, seulement, je commence à découvrir le sens caché de cette peinture ».

Stella n'est-elle pas elle-même une fresque que le restaurateur révèle à elle-même? Les mots qu'il a employés pour désigner l'oeuvre semblent correspondre aussi au sens caché de sa propre personnalité. Ainsi, ce que Paul n'avait fait qu'accaparer et gâter pour sa collection égoïste, E. Boris le restaure en lui rendant l'éclat de sa jeunesse. Boris, notez-le, est un nom romantique. Notez aussi la façon dont il la dévore des yeux: "Le restaurateur lui, laisse filtrer entre ses paupières mi-dorées un regard appuyé de connaisseur, assorti d'un sourire à peine esquissé".

Y aurait-il plusieurs façons d'approcher à la fois l'art et l'amour? Le restaurateur regarde-t-il Stella en connaisseur désabusé, souriant parce qu'il sait que la dame joue au chef-d'oeuvre parfait, ou bien découvre-t-il ce qui est resté enfoui sous une belle apparence quelque peu fanée? De toute façon, il la regarde d'une manière différente de Paul. Véritable restaurateur, amateur d'art, il aime le passé (comme l'antiquaire) et ne pose pas sur lui un regard borné. Il cherche à le comprendre pour mieux vivre avec son présent: la présence de Stella.

Pour résumer rapidement, ce petit roman offre une vision originale de l'amour. Ne suffit-il pas d'un oeil éclairé pour tout renouveler? La dernière carte, c'est souvent la dernière chance, l'occasion unique qui découvre le chef-d'oeuvre !

Y. de Brémond d'Ars a su en outre, avec beaucoup de talent, rendre dans la plupart de ses romans la folie des collectionneurs, les affres et les plaisirs du métier d'antiquaire, sans jamais se départir d'une élégance en ce qui touche à la complexité des relations et sentiments humains. Elle ne fut ni baronne, ni marquise, mais elle écrivit bien, la chère demoiselle.